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— Eh ben, c’est pas trop tôt ! s’exclama Doug Purcell, alors que la file de véhicules s’ébranlait sur l’autoroute Nord 5.

Quand l’embouteillage l’avait arrêté, il restait encore un filet de lumière dans le ciel gris acier, mais à présent, le Mont Shasta était enseveli par les ténèbres. Tous les véhicules avaient leurs phares allumés. La neige qui recouvrait le paysage renvoya le pâle reflet des faisceaux. Pour la troisième fois, Doug nettoya avec une peau de chamois son pare-brise couvert de buée, avant de redémarrer.

— Je me demande bien ce que c’était, observa Adelle, comme si elle était en train de bâiller.

Seulement, elle ne bâillait pas. C’étaient la tristesse et la fatigue qui rendaient sa voix aussi pâteuse.

Installé à l’arrière, Jon s’agrippa au dossier de sa mère et demanda d’un ton enthousiaste :

— Tu crois que c’était un accident ?

— Oh ! Jon ! s’exclama la mère d’un ton choqué en se trémoussant sur son siège.

Le break repartit lentement à l’assaut de la route qui montait en pente raide.

Jon se rencogna au fond de son siège en poussant un gros soupir.

Devant eux et sur leur droite, Doug aperçut les clignotements rouge sang des cônes de protection disposés en diagonale pour détourner le trafic sur la voie gauche. Un amas de tôle plissée en accordéon et de verre cassé se découpait au-delà des cônes. Deux véhicules encastrés. Les gyrophares bleu et rouge des voitures de police tournoyaient en clignotant tout autour de ce carnage. C’était le quatrième accident depuis qu’ils avaient dépassé Redding.

— Eh oui ! c’est encore un accident.

— Vraiment ? glapit Jon, en se redressant sur son siège.

— Oh ! la la ! murmura Cece, sa petite sœur.

Adelle se raidit tout en regardant droit devant elle.

— Jon, tais-toi, tu veux ? Il y a peut-être des blessés.

Comme le break s’approchait du lieu de l’accident, Doug aperçut des éclaboussures de sang noir sur la neige. Une botte éculée, une seule, était posée debout sur le garde-fou.

— Ô Seigneur ! murmura Adelle. Cece, ne regarde pas ! Tourne la tête !

— Oh ! maman ! gémit la petite. Làààà !

Doug avait légèrement le cœur au bord des lèvres : les flics évoluaient sur les lieux de l’accident, emmitouflés dans leurs épais pardessus et coiffés d’une casquette couverte d’un plastique, le faisceau de leurs lampes-torches tressautait sur le sang encore fumant qui maculait la neige. Sans compter l’horrible amas de métal et les gyrophares qui accentuaient le côté tragique de la scène…

— Mon Diiieu ! murmura Jon, horrifié. J’me demande si p’pa a vu un accident pareil quand il…

— Jon, la ferme, s’il te plaît !

Doug jeta un rapide regard vers Jon.

— Allez, fiston, obéis à ta mère. D’accord ? Pour le moment, ta maman ne se sent pas très…

— Oh ! Doug, je t’en prie. Tais-toi donc, toi aussi.

Adelle se recroquevilla. Elle plaça une main en visière comme pour se protéger d’un soleil éclatant.

Doug jeta de nouveau un regard rapide vers Jon et haussa les épaules.

L’air farouche, le gamin tenait les bras croisés et marmonna en regardant droit par la vitre :

— Ne m’appelle pas fiston !

Il y eut soudain un bruit de froissement à l’arrière du break. Jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, Doug vit Dara. L’aînée des trois enfants d’Adelle avait dix-sept ans. Elle se redressa, les yeux gonflés de sommeil, au milieu des valises et des couvertures.

— Que se passe-t-il ? bredouilla-t-elle.

— Juste un accident, ma chérie, retourne dor…

— Ça suffit ! cria Adelle en pivotant sur son siège. Je ne veux plus entendre un seul mot, compris ?

Silence.

Adelle se carra de nouveau contre son dossier.

Doug la regarda du coin de l’œil, le cœur chaviré. Il n’avait jamais vu Adelle dans un état pareil et cela le faisait souffrir. Non pas parce qu’elle était d’une humeur massacrante et qu’elle rabrouait tout le monde, mais parce qu’elle était triste. Peut-être aurait-elle eu les nerfs moins à fleur de peau si Jon n’avait pas évoqué son père…

— On s’arrête à la prochaine aire de repos, annonça-t-il.

Adelle se raidit.

— Et pourquoi ?

— Parce que, primo, cela nous fera du bien à tous de manger et secundo, il faut mettre des chaînes si nous voulons arriver jusque là-bas.

— Mais nous avons des chaînes !

— Je t’ai déjà dit que j’étais désolé, ma chérie. J’ai cru que ces chaînes s’adapteraient à ta voiture, mais elles sont inutilisables. Comment veux-tu que je m’y connaisse en chaînes, moi ? Je suis un gars de San Francisco. Je n’ai jamais conduit sur la neige de ma vie entière.

— Moi, si ! Et c’est bien pour ça que je n’ai pas compris pourquoi tu voulais absolument nous conduire à…

— Cela m’embêtait que tu fasses toute cette route seule, avec les enfants.

— Mais j’ai déjà fait cette route un million de fois.

— Eh bien, pas depuis que tu me connais, et encore moins par ce temps de chien.

Adelle se frotta le visage en produisant un son qui ressemblait autant à un soupir qu’à un gémissement.

— Les médecins affirment qu’elle ne passera sans doute pas la nuit, dit-elle. Je voulais… Je ne voulais pas qu’elle meure avant…

— Je sais, mon chou. (Il lui pressa gentiment le bras.) Seulement, ni le temps ni la circulation ne dépendent de nous.

Comme pour lui donner raison, la neige se remit à tomber.

Ils étaient partis de Sacramento peu avant midi – moins de deux heures après qu’Adelle eut appris que sa mère avait eu un grave infarctus dans sa maison de Grants Pass, Oregon. Juste avant de partir, Adelle et Doug avaient également entendu à la radio que les conditions météorologiques seraient mauvaises mais ils n’avaient pas prévu que le temps allait empirer à ce point.

— Nous ferons un arrêt, reprit Doug, en essayant d’avoir l’air enjoué, pour nous dégourdir les pattes, manger un morceau et voir si on ne peut pas acheter des chaînes correctes. D’accord ?

Pas de réponse.

Adelle se frottait les yeux avec son poing. Ou bien elle ne l’avait pas écouté, ou bien elle faisait la sourde oreille.

Il continua à rouler avec lenteur et prudence. Au bout d’un certain temps, le trafic se clairsema. Une fois atteint le sommet du Mont Shasta, le nombre des véhicules diminua beaucoup. Doug prit de la vitesse, mais sans trop appuyer sur le champignon. Il ne voulait pas prendre de risques… En outre, l’atmosphère dans le break semblait se détendre un peu.

La petite ville de Yerka était nichée au creux d’une vallée située au pied de la montagne qu’ils venaient de franchir. Une fois sur le terrain plat, Doug prit de l’assurance au volant. Une douce lueur – celle de la ville, présuma Doug – couronnait les grands arbres qui se dressaient sur sa gauche. Ce spectacle lui était si agréable qu’il faillit ne pas remarquer l’écriteau sur la droite de l’autoroute :

 

… AIRE DE REPOS A TROIS KILOMÈTRES

SIERRA GOLD PAN

PARKINGS

RESTAURANT POUR TOUS-CUISINE FAMILIALE

SALLE DE JEUX VIDÉO

BOUTIQUE D’ARTICLES DE VOYAGE

ESSENCE-DIESEL

RÉPARATIONS-CAMIONS ET AUTOS

… PROCHAINE SORTIE…

 

Doug se détendit. C’était exactement ce dont ils avaient besoin.

— Parfait, nous nous arrêterons là, déclara-t-il, en désignant le panneau d’un signe de tête.

Jon s’agrippa de nouveau au siège de sa mère.

— Génial ! J’y suis déjà allé. P’pa m’y a emmené quand on…

— S’il te plaît, Jonathan ! grinça Adelle entre ses dents. Pas dans mon oreille.

Doug sourit et essaya d’égayer l’atmosphère :

— Encore un peu de patience, les enfants ! On se sentira tous mieux après un… après…

Une Bronco marron les dépassa sur leur gauche en pleine accélération et ses énormes pneus éclaboussèrent leur break de neige fondue.

— Le salaud ! grogna Doug. Mais bon sang, pour qui se prennent-ils… Sous prétexte qu’ils ont un quatre-quatre, ça se croit… Cette maudite route est couverte de verglas…

— Doug !

Adelle planta ses ongles dans la cuisse de Doug.

Jon poussa un cri pathétique.

La Bronco s’était mise à déraper juste devant eux, sans prévenir, naturellement.

Doug se raidit brusquement. Il eut tout juste le temps d’appuyer sur la pédale de frein, lorsqu’il vit les feux arrière de la Bronco rougeoyer comme deux yeux en colère.

Le quatre-quatre ralentit à la seconde où Doug relevait le pied et…

… La courte distance qui séparait la Bronco du break fut avalée le temps d’un éclair…

Doug appuya à fond sur la pédale de frein et…

… Les feux arrière de la Bronco s’éteignirent, alors que le monstre reprenait de la vitesse, mais…

… Trop tard.

On aurait dit que la planète entière s’arrachait en oscillant de son orbite. Le break partit en zigzag, dérapant sur l’autoroute avec un long et strident sifflement de pneus sur la neige et la glace.

Comme animé d’une volonté propre, le volant, pris de folie, se mit à tourner à toute allure, s’arrachant des mains de Doug rendues glissantes par la sueur…

… Adelle hurlait, avec Cece et Dara. Doug cria à son tour, comme un enfant doté d’une grosse voix, alors que…

… Le break commençait à pencher, patinant sur la neige vers le bord droit de la voie…

Un sac de voyage jaillit de l’arrière du break et heurta Doug à la nuque si violemment que sa vision se troubla instantanément. Il vit des étoiles, puis…

… Le break percuta quelque chose. Il y eut un fracas de métal et le radiateur sous le capot se mit à siffler comme un serpent prêt à l’attaque. Plusieurs minutes après que le break eut été enfin immobilisé, Adelle continuait de hurler, hurler encore…